top of page

Activer le désir pour ce que l’on rejette avec Camille Dormoy par Sarah Ladam

  • Photo du rédacteur: Anaïs Baumgarten
    Anaïs Baumgarten
  • 18 juil.
  • 9 min de lecture

Cet article est le transcript et les ressources de l'épisode 55 du podcast Slow Marketing. 🎧 Voici le lien pour écouter l'épisode ! 📮Abonne-toi à la Newsletter pour ne rien louper des prochains épisodes !


“Il faut changer le logiciel des communicants si on veut répondre à ces enjeux”

Dans cet épisode de notre mini-série Slow Marketing sur le désir de changer, Sarah discute avec Camille Dormoy, docteure en sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne. Ses travaux portent sur la gestion urbaine des déchets, les politiques publiques locales et les inégalités socio-territoriales. Elle explore comment les discours, les dispositifs et les pratiques concrètes interagissent avec la gestion des déchets, et comment ils participent à la construction des normes sociales.


🎯 L’objectif de cet épisode ? Comprendre comment les mots que l’on choisit peuvent rendre une transition plus désirable — ou, au contraire, l’invisibiliser. Challenger notre manière d’aborder le sujet de l’indésirable pour mener réellement à l’action en changeant les perceptions.


💬 Tu découvriras notamment :

  • La définition sociologique de ce qui est “indésirable”

  • Comment les émotions influencent notre perception, et s’il est vraiment possible de les faire évoluer

  • Les inégalités autour de la perception et de la compréhension de ce que l’on considère comme un déchet

  • Comment éviter l’effet rebond lorsqu’on valorise quelque chose dont on souhaite pourtant diminuer la production

  • Et surtout : que faire de la complexité et des paradoxes autour de ces questions ?


🎧 Un épisode indispensable si tu écris, conçois ou diffuses des messages de communication.

🦖

Vignette épisode #55 - Activer le désir pour ce que l’on rejette avec Camille Dormoy par Sarah Ladam


Les ressources


  • Guien, J. (2021). Le consumérisme à travers ses objets. Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants. Divergences

  • Guien, J. (2025). Le désir de nouveautés. L’obsolescence au cœur du capitalisme (XVe‑XXIe siècle).

  • La Découverte Monsaingeon, B. (2017). Homo detritus. Critique de la société du déchet. Seuil (collection Anthropocène)



Le transcript

Merci à mon partenaire Scrybecast qui m'aide à générer des transcripts de qualité !


Explorer notre rapport au déchet : quand le langage modèle l’indésirable


Camille, bonjour, est-ce que tu peux te présenter et nous dire ce qui t’a amenée à analyser le langage des politiques de gestion des déchets ?


Oui alors bonjour Sarah, merci pour cette invitation, je suis très très contente d’être ici. Alors du coup je suis Camille Dormoy, je suis docteur en sociologie, en anthropologie en réalité. J’ai travaillé sur plusieurs terrains que ce soit en France, aussi au Népal avec Médecins du Monde, et j’ai fait un petit détour dans une agence de communication, et tout ce travail m’a mené à réfléchir à l’impact des mots, ou plus exactement à la manière dont ils façonnent nos représentations, notamment sur la question des déchets, puisque je me suis assez vite rendu compte qu’il y avait un espèce de glissement sur la question linguistique dans la gestion des déchets. On parle maintenant très peu de déchets, on parle de ressources, et donc c’est à partir de ce constat que j’ai mené cette réflexion.


Est-ce que tu peux nous expliquer comment on perçoit aujourd’hui socialement, symboliquement, le déchet ? Et finalement, qu’est-ce qu’on met derrière ce mot ?


Alors, je fais un petit retour en arrière parce qu’initialement, je ne travaille pas du tout sur les mots. Je travaille plus sur les pratiques sociales qui entourent la question des déchets et sur la manière dont cette question déchet crée, fabrique l’urbanité et la civilité. Mais les mots se sont un peu imposés à moi, puisque comme je te l’expliquais, je me suis vite rendue compte que c’était quelque chose de central dans la question des déchets, notamment au travers des campagnes de prévention, des documents institutionnels, des campagnes de sensibilisation qui œuvraient à remplacer ce mot de déchet par celui de ressources, et aussi par les défis zéro déchet.

Ce sont des dispositifs financés en grande majorité par l’État via l’ADEME et qui visent à sensibiliser des familles à la question du zéro déchet. Et dans ces défis, je me suis vite rendue compte qu’il y avait tout un glissement lexical. On ne parle par exemple plus de poubelle, on parle de bac de tri. On ne parle plus de jeter, mais de recycler ou de composter. Il y a un effacement de tout un tas de termes de la gestion des déchets qui m’a plus qu’interrogée et qui, au fil de mes recherches, m’a amenée à travailler sur la performativité du langage. Le langage n’est pas seulement un outil de description, il est vraiment un outil de production de représentations sociales.

Dans ce cadre-là, ce qui m’a interrogée, c’est cette forme d’effacement du déchet, comme si le déchet n’existait plus et laissait place à des choses très désirables, très valorisées. Alors même qu’en France, on continue à produire plus de 300 millions de tonnes de déchets par an, et qu’il y en a une très petite proportion qui est réellement recyclée. Cette dichotomie entre les discours et la réalité des faits m’a profondément questionnée.

Pour répondre à ta question sur la perception du déchet, notamment du point de vue marketing, je voudrais commencer par dire que le déchet n’est pas seulement quelque chose d’inutile, d’usé ou de sale, c’est surtout quelque chose qu’on a décidé de ne plus voir, de mettre à distance. En ce sens, le déchet est profondément social.

Même si on pense que c’est un simple reste, quand on l’étudie d’un point de vue sociologique ou anthropologique, on voit que c’est une catégorie construite. On pourrait dire : "on n’est pas déchet, on le devient". Et on le devient pas uniquement parce qu’on est abandonné, mais à cause des normes sociales, réglementaires, politiques qui nous définissent ainsi.

Je voudrais reprendre ici les travaux de Jeanne Guéhin, qui montrent que c’est le désir de nouveauté, historiquement construit par le marketing, qui crée du déchet. Pourquoi ? Parce que le système qui crée du désir est aussi celui qui crée du rejet. Par exemple, l’innovation crée de l’obsolescence. Un smartphone qui sort chaque année rend l’ancien modèle obsolète et donc déchet.


Peut-on changer l’émotion liée au déchet par le langage ?


Selon toi, quel rôle jouent des émotions comme le dégoût ou la honte dans le rejet ? Est-ce possible de designer une émotion positive autour d’un objet vécu négativement ?


Tu as raison de dire que les mots façonnent nos imaginaires, mais face aux déchets, on ne peut que reconnaître les limites de cette logique. Changer les mots ne suffit pas à changer la réalité ni ce qu’on ressent.

Je ne l’ai peut-être pas assez souligné, mais parler de ressources n’élimine pas le déchet, ni les nuisances qu’il engendre. La pollution plastique ne cesse d’augmenter, les micro-particules se retrouvent dans les organismes vivants, y compris les fœtus – une étude récente l’a montré. Donc, cela démontre bien que la performativité du langage a un effet limité.

Pire, dans la gestion des déchets, cela peut produire un effet pervers : faire croire qu’on peut continuer à consommer normalement parce que le déchet devient une ressource, donc qu’il n’est plus un problème. Ce n’est pas le cas.

Concernant les émotions, c’est la même chose. Renommer le déchet en ressource n’efface pas la charge de dégoût. Je dirais même que cette tentative de rebranding est une forme de déni sensoriel. Des chercheurs comme Stéphane Lelay et Delphine Cortel l’ont bien montré dans leurs travaux sur le "sale boulot" : tout ce langage technicisé vise à neutraliser la négativité du réel, mais cela ne fonctionne pas.

Pire encore, cette aseptisation rend plus difficile la reconnaissance des métiers du sale, des travailleurs invisibles. En cherchant à effacer la charge négative, on occulte la pénibilité réelle, les conditions de travail, et surtout leur non-reconnaissance – y compris monétaire.


Pourquoi le langage ne suffit pas à rendre le déchet désirable


Peut-on vraiment inverser la charge émotionnelle du déchet ?


Non, je ne pense pas que ce soit possible. Se confronter au « sale boulot », c’est se confronter à la pénibilité du travail, à la saleté, aux odeurs persistantes. Pour avoir travaillé avec des équipes de collecte, même après une douche, l’odeur reste sur le corps.

Parler de ressources, c’est essayer de gommer cette réalité, mais cette réalité ne peut pas être effacée par les mots. Ce n’est pas en maquillant le déchet qu’on change la perception. Ce n’est pas en parlant de quelque chose de propre, de valorisé, voire désirable, qu’on efface la réalité matérielle du déchet et ce qu’il évoque pour les gens.

Le déchet est chargé symboliquement : il représente la finitude, la vulnérabilité, la mort, la moisissure, la décomposition. Des choses que notre société a beaucoup de mal à regarder en face. Le langage ne peut pas tout réparer, et c’est ce qui m’amène à dire que la communication ou le marketing ne devraient pas tenter d’aseptiser cette réalité, mais au contraire l’affronter, la nommer, la mettre en scène.

Cela suppose d’inventer des expériences sensibles, et je pense qu’on va y revenir.


Le déchet comme reflet des inégalités sociales


Est-ce que notre perception du déchet est influencée par notre milieu social ? Et comment réinventer une communication qui permette une réappropriation ?


Oui, tout à fait. Le déchet porte une dimension de distinction sociale. "Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es", disait Jean-Pierre Jeudy. Dans les pratiques zéro déchet, cette distinction est très visible : elles sont massivement portées par des CSP+, souvent plutôt à gauche politiquement.

Dans ces pratiques, la poubelle est moralisée : elle devient l’objet interdit, car elle incarne une forme de gaspillage inacceptable. À l’inverse, recycler ou composter, c’est valorisé, c’est la seule voie acceptable.

Mais en réalité, cela ne change pas grand-chose à la nature du déchet. Que ce soit recyclé ou non, le déchet reste un déchet. Et même s’il est orienté vers une filière de traitement, la majorité des déchets finit toujours dans les mêmes endroits – parfois caricaturalement sur les "îles déchets" du Pacifique.

Donc pour moi, la seule manière de rendre le déchet désirable, ce serait de l’éliminer du langage. Mais cela n’efface pas sa matérialité. Un déchet, par essence, est ce qu’on rejette. On ne peut pas rendre désirable ce qu’on rejette.

En revanche, le marketing peut intervenir en amont, pour éviter que des objets deviennent des déchets. Mais là, on entre dans des contraintes législatives que ni la communication ni le marketing ne peuvent totalement infléchir.


Peut-on vraiment rendre le déchet désirable ? Et à quel prix ?


Est-ce qu’on devrait vraiment rendre désirable ce qu’on devrait produire beaucoup moins ?

Non. Les faits montrent que cette stratégie ne fonctionne pas. Cela fait 20 ans qu’on essaie de transformer le déchet en ressource. Est-ce que cela a permis de :

  • Réduire la quantité de déchets ? → Non.

  • Réduire la consommation de plastique à usage unique ? → Non.

  • Réduire les pollutions liées aux déchets ? → Non.

Donc ce récit du déchet désirable est contre-productif. Pire encore, cela maintient le statu quo. On continue à produire, car le système en place a besoin d’un certain tonnage pour fonctionner – les usines ont été conçues pour ça.

Cela crée un paradoxe : on pousse à réduire, mais pas trop, sinon le système industriel de gestion s’effondre. Et c’est là que la communication a un rôle à jouer : au lieu de lisser cette complexité, il faut l’assumer, l’expliquer.


Expériences sensibles : un levier pour transformer les imaginaires


Si tu devais recommander un levier clé à un marketeur ou un communicant, que lui dirais-tu ?

Je lui dirais de changer de focale, de réinventer le marketing. C’est ambitieux, mais nécessaire. Aujourd’hui, les récits séduisants ne suffisent plus. Cela fait 20 ans qu’on les teste sur la question des déchets, 10 ans sur le climat, et ça ne fonctionne pas.

Alors il faut :

  1. Créer des expériences sensibles.

    Pour intégrer le ressenti, les émotions, l’expérience vécue.

  2. Ne pas adoucir la réalité.

    Au contraire, l’épaissir, montrer les paradoxes, les tensions.

  3. Assumer le réel.

    Montrer les mains salies, les gestes de tri, les objets abîmés, sans esthétisation marketing.

  4. Transformer la honte en fierté.

    Il faut reconnaître les savoir-faire invisibles de ceux qui travaillent avec les déchets. Être capable d’identifier 12 types de matières en une microseconde, c’est un savoir-faire incroyable.

  5. Repenser la communication dans une perspective anthropologique.

    Elle ne doit plus être uniquement informative ou persuasive. Elle doit faire vivre des émotions.

Un atelier de réparation en plein air, par exemple, est une expérience sensible. Cela fait ressentir, fait vivre, et c’est là que le message passe.

Enfin, il faut sortir du storytelling héroïque. Ces campagnes où les industriels sont présentés comme des sauveurs de la planète, ce n’est pas crédible. Ce qu’il faut, c’est raconter autrement, avec :

  • de la complexité

  • du paradoxe

  • de l’émotion

  • et du vécu

Et je pense que Slow Marketing est exactement dans cette démarche. Et c’est très enthousiasmant.


Si je te dis Slow Marketing, tu penses à quoi ?

À tout ce que je viens de dire. Créer un marketing qui ne repose plus sur la création de désir de nouveauté, qui génère inévitablement du déchet. Mais plutôt repenser le marketing autour d’enjeux compatibles avec la crise écologique.




 
 
 
bottom of page